Introduction

 
  1. I.Mise en situation : Récit d’un jour de garde (presque) ordinaire.




      Il est seize heures trente quand vous recevez un appel à votre cabinet. La journée a été plutôt calme pour un vingt et un juillet, sans doute parce que, cette année, le jour férié tombe en plein milieu de la semaine et que, dehors, le soleil brille ; aussi, vous n’êtes pas mécontent de vous rendre au domicile d’un jeune patient que sa maman, inquiète, voudrait que vous examiniez. Pénétrant dans la pièce principale où une télévision gueulante occupe la position centrale, dominante, vous notez d’emblée le manque d’hygiène, le désordre, la saleté qui règnent en ces lieux ; vous ne savez pas où poser votre mallette, et malgré la chaleur, vous préférez garder votre veste. Votre patient est à l’étage, cloué au lit. Vous demandez poliment qu’il fasse l’effort de se déplacer le temps d’une auscultation ; en vérité, vous n’avez guère envie d’explorer la maison : le plancher pourrait peut-être s’effondrer sous vos pas.


Le jeune homme – le gamin décrit agonisant au téléphone –, vingt ans tout au plus, entre en titubant dans le living room, s’appuyant sur des meubles eux aussi chancelants. En vous voyant, il annonce la couleur : il ne se sent vraiment pas bien, et ne pourra pas se rendre le lendemain à la caserne où doit effectuer une peine d’intérêt général. Le grand frère, avachi dans un canapé immonde, un verre de bière à la main vous apprend que le patient a participé à une « rave party » le weekend passé, qu’il passe ses soirées à boire des Jupiler et à fumer des joints avec ses copains, et qu’il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’il ne soit pas en très grande forme, surtout pour aller se faire ch…er chez les militaires.

    Vous procédez à un interrogatoire très bref, qui vous apprend que le fêtard se plaint depuis deux jours de fièvre, maux de tête, fatigue,…  mais, déjà, votre diagnostic est posé. Par principe et par habitude, vous posez votre stéthoscope sur le thorax du présumé carotteur, vous mesurez la tension artérielle et la fréquence cardiaque. Vous ne notez rien de particulier. Il y a bien cette discrète éruption cutanée, faite de macules et papules, présente au niveau du thorax et du visage, mais vous l’attribuez à l’âge, aux mauvaises condition de vie… et cela ne vous inquiète en aucune façon.

    Virose banale à la symptomatologie exagérée pour bénéficier d’une exemption, ou pure et illégitime – illégale ! – simulation, vous hésitez, mais rédigez tout de même un certificat médical couvrant le lendemain, en conseillant de recourir au médecin traitant en l’absence d’amélioration spontanée.


    La garde s’anime, en ce jour de fête nationale. Sur le chemin du retour, vous recevez trois appels, un pour un problème de vertiges paroxystiques bénins, un autre pour une douleur précordiale atypique chez une jeune dame d’origine maghrébine, qui vous fait davantage penser à un trouble anxieux qu’à un problème cardiovasculaire, et le dernier concernant un syndrome fébrile accompagné de douleurs lombaires. Il vous coûte un peu de temps et d’énergie pour convaincre la dernière patiente de se rendre aux urgences pour examens complémentaires, et vous êtes bien content de pouvoir déguster, de retour dans vos murs, un expresso.

    Naturellement, c’est au moment ou vous commencez à apprécier le calme, la solitude, que le devoir se rappelle à vous, sous la forme d’une sonnerie stridente. Cette fois, il s’agit d’une de vos patientes, qui souhaite votre passage parce que son fils, que vous connaissez bien également, un robuste gaillard pas trop cortiqué mais honnête et sérieux, est, selon elle, très malade. Il ne souhaitait pas vous déranger, mais d’autorité sa maman a empoigné le téléphone pour joindre le médecin de garde. Elle est surprise et ravie que vous soyez de corvée ; vous n’essayez pas même de négocier une visite à domicile : la famille n’est pas une grande consommatrice de soins médicaux, leur recours à vos services est quasi toujours justifiée.

    Le jeune homme de vingt-trois ans, étudiant en éducation physique, vous accueille par : « Je m’excuse de vous déranger un vingt et un juillet, docteur, c’est ma mère qui… »

Vous l’interrompez par les paroles habituelles : « C’est mon métier, tu ne me déranges jamais. » Vous procédez à une anamnèse rigoureuse qui vous apprend que le patient a présenté, les derniers jours, une fièvre de début brutal, accompagnée de céphalées violentes, de vives dorsalgies et de douleurs abdominales diffuses ; prostré, il est resté au lit, forcé d’annuler un séjour à Disneyland prévu de longue date. Cela va mieux aujourd’hui, la fièvre, qui avait atteint 40°C est descendue à 38°C, mais ce n’est pas la gloire ! Il n’a pas été en contact avec une personne malade, n’a pris aucun médicament, ne présente d’ailleurs aucun facteur de risque – hors la consommation hebdomadaire d’une quantité excessive d’éthanol social... et se trouvait jusqu’ici en excellente santé.

L’examen clinique, effectué dans les règles de l’art, révèle, à l’inspection cutanée, une éruption faite de macules et papules, un peu plus marquée que celle dont souffrait le carotteur que vous avez examiné tout à l’heure, présentes sur la face, le thorax, les membres inférieurs et supérieurs. Vous notez aussi, procédant à l’examen ORL, des lésions semblables au niveau de la muqueuse buccale. L’auscultation cardiaque et pulmonaire sont normales, la tension artérielle est un peu basse, à 95/80 mm Hg.

    Étrangement, c’est à ce moment que vous vous rappelez une visite à domicile que vous avez effectuée la veille chez une jeune patiente qui avait présenté elle aussi un syndrome fébrile, sans éruption toutefois. Vous consultez votre fichier patients sur votre ordinateur ultraportable et appelez le GSM de la jeune femme. C’est son compagnon qui répond. La fièvre est tombée, mais une éruption qui ressemble, selon lui, à la varicelle, est apparue. Inspiré, vous posez la question : « a-t-elle assisté à la rave party d’il y a dix jours ? » Ne comprenant pas trop bien où vous voulez en venir, le type répond qu’en effet ils s’y étaient rendus tous les deux, comme de nombreux jeunes gens du quartier.


Vous réfléchissez.


Éruption maculo-papulaire centrifuge, lésions au même stade de développement, prodrome fébrile, notion d’exposition commune…

    Vous vous souvenez des cours suivis à l’université sur l’usage terroriste des armes biologiques, et vous tentez de conserver votre calme, malgré l’hypothèse horrible qui vient de germer en votre esprit. Cela vous semble incroyable. Cela n’est pas vrai… cela ne peut pas être vrai.

Vous contactez le confrère responsable de la zone de garde adjacente, et lui demandez s’il n’a pas observé de pathologies anormales ces derniers jours. Il réfléchit un instant… Non. Rien de spécial à signaler. Vous précisez alors : aucun cas de varicelle ?

Votre collègue répond aussitôt : « Si, j’en ai diagnostiqué une assez costaude chez un ado. » Vous abrégez la conversation, disant que vous rappellerez plus tard, qu’il vous faut passer d’autres coups de fil. Vous joignez le service d’urgence le plus proche, celui d’un hôpital général, et discutez avec le médecin responsable. Il n’a rien observé d’inhabituel ce vingt et un juillet, mais les jours précédents, il a pris en charge trois ou quatre patients avec une fièvre d’origine indéterminée.

    Votre hypothèse horrible se confirme. Dans votre répertoire numérique, vous recherchez, fébrile vous aussi, le numéro de l’inspecteur d’hygiène, que vous composez sans tarder. Vous lui expliquez, un vibrato anxieux dans la voix, vos soupçons.


Variole.


Le mot ne semble pas effrayer le fonctionnaire. Très calmement, il vous décrit la marche à suivre en ce qui concerne la confirmation du diagnostic, la prise en charge des patients, la surveillance des contacts (dont vous faites partie), la prophylaxie. Le plan national d’alerte bioterroriste, homologue du plan français BIOTOX est déclenché. Les personnes ayant participé à la rave party sont identifiées, contactées. Dans les jours qui suivent, d’autres cas sont recensés, mais grâce aux mesures rapides prises par les autorités, grâce à votre réaction suffisamment rapide, l’épidémie est sous contrôle.


II. Commentaires : à la recherche des erreurs...



    L’on pourrait s’interroger sur le réalisme de la situation décrite dans ce récit. La variole est, après tout, éradiquée depuis la campagne de vaccination globale mise en œuvre par l’OMS dès 1967. Est-il donc raisonnable d’imaginer son retour ? Existe-t-il vraiment dans le monde des individus capables de recourir à pareilles méthodes ? Nous discuterons de ces points plus tard. Les éléments erronés ou improbables dans la petite histoire introductive sont les suivants :


  1. -Il est très douteux qu’un médecin généraliste intègre la variole dans son diagnostic différentiel, pour la simple raison qu’il n’a jamais appris, sur les bancs de l’université, à la diagnostiquer. Les facultés de Médecine préparent les étudiants à identifier les pathologies qu’ils sont censés rencontrer, selon la fréquence de celles-ci dans la population générale. Une maladie dont la prévalence est nulle n’a pas sa place dans un syllabus. Dans le cas présenté en exemple, le praticien identifiera, plutôt que la petite vérole, une varicelle sévère, et prolongera par son faux diagnostic le délai de détection du fléau qui pourra dès lors poursuivre sa propagation.


  1. -Il n’existe pas, à l’heure actuelle, d’équivalent du plan BIOTOX en Belgique. Un attentat bioterroriste (ou l’usage d’armes chimiques par des groupes terroristes) entrainerait dans notre pays une réponse improvisée, avec une rapide saturation des moyens disponibles pour faire face aux nombre élevé de victimes, prévenir la contagion, organiser la prophylaxie.



    D’emblée, il faut donc noter l’intérêt de décapiter, par une identification la plus rapide possible du problème, l’épidémie, avant que celle-ci ne devienne incontrôlable.